Une inscription en langue proto-bulgare découverte a Preslav [1]
J. Deny (Revue des études byzantines, 1947, 235-239)
Toute contribution nouvelle à la connaissance du proto-bulgare (ou turc-bulgare?) est la bienvenue et pique vivement notre curiosité, bien qu'en soi l'absorption des conquérants turcs par les Slaves du Danube conquis par eux ne soit pas un fait plus extraordinaire que ce qui s'est passé entre Francs et Gallo-romains sur notre territoire.
Inscription protobulgare de Preslav
(Transcription de M. I. Venedikov)
M. Venedikov publie une nouvelle inscription en cette langue, découverte par Mme Mavrodinov, chargée de la Section médiévale au Musée nat. d'Archéologie bulgare, lors des fouilles effectuées en 1945 dans la localité Bial Briag, près de l'ancienne capitale bulgare de Preslav.
L'inscription, en dix lignes, est gravée tout autour d'un socle ou cippe cylindrique qui, heureusement pour sa conservation, a servi de support
(1) Ivan VENEDIKOV, Inscription en langue proto-bulgare trouvée à Preslav (en bulgare: Novootkritiat v Preslav pärvobälgarski nadpis) in Bulletin de l’Institut Archéologique Bulgare, XV, 1946, pp. 146 à 160.
236
à la pierre d'autel de l'église, objet des fouilles. Aussi les lettres de l'alphabet grec, bien que gauchement formées, sont clairement lisibles.
La comparaison avec des documents épigraphiques analogues, rédigés non seulement en caractères, mais en langue grecs permettent de reconnaître qu'il s'agit d'un état numérique de cuirasses et de haumes appartenant à deux dignitaires.
Ceci dit, il semble bien difficile, pour le moment, d'identifier les noms des chefs en question : 1° ΖΗΤΚΩΝ (
) et 2° ΤΩΥΡΤΩΥΝΑ.
Faute d'avoir une solution plausible a suggérer, nous n'ajouterons rien à ce que dit M. Venedikov.
Le nom du premier possesseur est accompagné du titre turc bulgare déjà connu içirgü boyle «boyard de l'Intérieur» le mot «intérieur (iç)» étant synonyme du persan enderun «intérieur (du palais)». Içirgü correspond au vieux titre turc içregi (içreki) (Cf. Gaferoǧlu, Uygur sözlügü, qui cite F. K. W. Müller, Der Hofstaat einer Uiguren Königs, p. 211-212). La voyelle labiale finale de içirgü est normale comme archaïsme et la forme implique une métathèse, mais la deuxième voyelle i, au lieu de e, semble difficile à expliquer.
La prononciation du deuxième mot paraît plus facile à préciser grâce à notre inscription. Jusqu'ici, on avait les formes ΒΟΥΛΗΑ et (avec une terminaison grécisée) ΒΟΗΛΑΣ. La nouvelle inscription nous apporte ΒΩΥΛΕ. M. Venedikov considère, à tort selon nous, que les groupes de voyelles ΟΥ et ΩΥ représentent ici la voyelle u (ou), comme normalement ailleurs. Le groupe ΟΗ de ΒΟΗΛΑΣ nous montre qu'il faut lire oi (oy), l'upsilon étant pour i. En outre le H (i) de la forme ΒΟΗΛΗΑ indique soit que le lambda est mouillé, soit (ce qui revient à peu près au même) que l‘a est prononcé en avant (en e) et ceci se trouve justifié par la nouvelle forme ΒΩΥΛΕ. Il faut en conclure que la vraie prononciation est boylä (boyl’a). Reste la question, difficile à résoudre, du rapport entre boyle et la forme bulgare bolyar (cf. russe boyar-in). Notons en. passant que ce raisonnement suppose que le B grec pouvait encore servir à transcrire le b (et non le v ou le w turc).
Le titre du deuxième personnage župan ne fait pas de difficulté. Il n'en est pas de même pour le mot ΠΗΛΕ qui est placé entre le nom propre (?) Turtuna qui le précède et le mot župan qui le suit. Il peut, en tout cas, servir d'exemple à l'élasticité des solutions à envisager : M. Venedikov y voit un dérivé de la racine pil- qui signifierait «régner», mais on peut aussi bien penser à un mot bile, variante fautive de boile (boyle). On remarquera aussi que le turc bile «ensemble» correspondrait bien au grec omu(omou) que comporte un état grec de même contenu (il est vrai qu'on s'attendrait à voir ce mot suivi d'un nom de nombre).
Quant aux objets énumérés (on reconnaît aisément leurs noms) ils ne font aucune difficulté (il en est de même pour leur nombre indiqué malheureusement par des lettres grecques en valeur numérique). Il s'agit
237
de cottes de mailles (kübe, küpe) et de casques (tulži). La transcription grecque du premier de ces mots est ici aussi exacte que possible (ΚΥΠΕ), puisque le grec laisse flotter une imprécision sur la prononciation sonore (b) ou sourde (p). Le fait qu'on a dans la même inscription un Β pour b ne prouve peut-être rien, et bien que la prononciation comane kübe puisse être invoquée comme un argument, nous ne savons pas s'il faut la préférer à küpe qui, comme on le verra, est à la fois la forme la plus moderne et la plus ancienne, suivant les dialectes.
Le mot kübe est assez abondamment attesté dans les différents dialectes avec le sens de «cuirasse». Le dictionnaire de Radloff le signale en turc de Tobol (sans doute d'après Guiganov, p. 260), de Tara, en Karaïte de Luck (kiptchak), etc. En kiptchak également, le mot est clairement attesté dans le Codex Comanicus (édition Gronbeck) : kübe (chuba) glosé «coyretum». Le voyageur ottoman du XVIIe siècle, Evliya Tchelebi, emploie aussi le mot küpe, dans le sens de «cotte de maille» (chez les Tatars de Crimée, VI, 320, ligne 6).
Nous profiterons de l'occasion qui se présente ici, pour préciser le sens de ce terme. Kübe désigne, à proprement parler, une «cotte de mailles» et, plus exactement, il signifie, à l'origine, tout simplement «maille, anneau». Il contribue d'ailleurs à expliquer, du même coup, le terme moderne du turc occidental: küpe «boucle ou pendant d'oreille» qui est à l'origine un «anneau d'oreille». En turc altaï (dialecte kondom) kübe a le sens de «bague». Ce mot signifie donc bien à l'origine «anneau» [1].
En réalité, kübe ou küpe est employé dans le sens de «cuirasse» par abréviation ou synecdoque et comme épithète distinctive. Kashgârî (XIe siècle) nous apprend en effet qu'il y avait deux sortes de cuirasses (yarık): les kübe (küpe) yarık qui correspondaient aux dir’ arabes et les say yarık qui correspondaient aux djawshan arabes et persans [2].
Or, d'après les traductions turques, par Asim efendi, du Burhanı Kati persan et du Kamus arabe de Fïrûzàbàdî, djawshan signifie une cuirasse
(1) L'anneau de nez que les nomades (Bédouins ou Turcs, surtout les femmes) portent à la narine s'appelle aussi burun küpesi : Burhanı Kati, traduction turque, p. 812, aux mots nuh o deh «les 9 et 10 parements (principaux)». En arabe ce bijou s'appelle kh(i)zâm (Barthélémy, Dict. ar. fr. de Syrie; cf. Berggren, Guide..., 1844, p. 809-810); mais en arabe classique le même mot désigne un anneau de crin qu'on passe dans les narines des chameaux pour les rendre plus dociles (c'est le burunduruk ou burundarık des Turcs). Les Turcs ont emprunté le mot arabe (dans le sens de bijou), en lui donnant la forme hızma (parfois hırızma). Cf. le recueil de chansons dit Maniler, 1928; mani nos 1096 et 1646; glossaire p. 246; cf. aussi Anadilden Derlemeler et Söz Derleme Dergisi).
(2) C'est ce qui explique que le Sultan Babur, dans ses Mémoires, emploie, côte à côte, les deux mots djawshan et kübe. Pavet de Courteille, dans sa traduction (I, 270) et son Dictionnaire, rend ce passage par «7 à 800 cuirasses et housses de chevaux» au lieu de «cuirasses et cottes de mailles». Dans le fac-similé de Beveridge, il y a djaw ve küpe (sic).
238
faite d'anneaux (halka) et de plaques de fer, tandis que zırh signifie une cuirasse faite uniquement d'anneaux, c'est-à-dire une cotte de mailles, comme le kübe yarık. Les mots zırh et dir’ sont donc synonymes. A mon avis, il faut même aller plus loin: zirh (persan et turc) et sa forme plus vulgaire zırk ne sont qu'une déformation de l'arabe dir’ [1].
Le mot kübe est, en somme, très analogue, comme dérivation, au russe koiltchouga «cotte de mailles» de koltso «anneau, bague» eu à l'homonyme et synonyme polonais kolczuga, qu'on comparera à kolczyk «boucle d'oreille», proprement «petit anneau» (malgré l'autorité des dictionnaires polonais qui font venir kolczuga de kolec «piquant»).
Le mot kübe a passé en mongol-kalmuk sous la forme k
«cuirasse» (vieilli) ou plus exactement k
khuyak où les mots k
et khuyak jouent respectivement le même rôle que leurs synonymes kübe et yarık, dans l'expression kübe yarık. Dans les dialectes turcs orientaux, on dit d'ailleurs également kuyak pour «cuirasse» et il est possible que le khuyak mongole soit un emprunt au turc [2]. Les mots k
khuyak ont passé en yakout.
Ramstedt' fait remonter k
au mongol köge qu'il rapproche du turc küpe «anneau d'oreille». J'ignore si le mot köge existe en mongol, mais on y trouve kübe avec le sens de «nœuf coulant» et c'est manifestement un emprunt au turc.
Le rapprochement entre küpe et k
permet d'admettre que la forme la plus ancienne de ce mot était köpe. La prononciation kübe semble
(1) Barthélémy, dans son dictionnaire ar.-fr. apparente, sous le mot zerediyye «cotte de mailles», le persan zîrîh (turc zırh) au syriaque zardâ, iranien zratha.
Le glossaire ar.-turc Tuhfet-üz-zekiyye glose zerediyye par küpe (auquel l'éditeur donne ici, à tort, le sens de «boucle d'oreille» erreur que ne commet pas le Tarama Dergisi, sous zırh). Cf. cependant l'ar. serd.
On peut se demander si le grec θώραξ, mot technique (Boisacq), n'est pas apparenté à dir’ et à zırh, bien qu'il soit plutôt synonyme de djawshan, puisque celui-ci désigne aussi en arabe la «cage thoracique». Il est vrai que le mot zırh, tout comme djawshan a fini par désigner des cuirasses rigides (même celle des cuirassés).
Contrairement à ce que semblent indiquer les dictionnaries grecs, le sens premier de θώραξ serait «cuirasse» et non «thorax». En turc, au contraire, le mot kaburga a pour sens premier «côte» et pour sens secondaire «cuirasse».
Ajoutons que le mot vieux russe yumshan que M. Venedikov cite à propos de ΧΩΜΣΧΠ (? 'ΧΩΜΣΧΗ' ?, V.K.) (page 154) semble solliciter un rapprochement avec djawshan. Faut-il chercher pour ces deux mots une origine turque commune? Celle que propose M. Venedikov pour yumshan ou une autre? Silvestre de Sacy (Journal des Savants, 1829, p. 173) reprochait à Reinaud de penser que le mot djawshan n'était ni arabe, ni persan. Il se peut que ce soit Reinaud qui ait vu juste.
J'ignore s'il y a quelques rapports entre le mot turc cebe «cuirasse» et kübe.
(2) D'après le Dictionnaire de Pavet de Courteille, qui n'indique pas sa source, le mot kuyak désigne «une espèce de cuirasse, dans laquelle les feuilles, au lieu d'être cousues l'une sur l'autre dans le sens de la hauteur, comme dans celle dite katlav s'engencent dans le sens de la largeur» (suit une citation d'Abulgazi). — Vambéry; Cag. Spr. prononce koyak et explique par «cuirasse, cotte de mailles».
239
due à une sonorisation de consonne intervocalique analogue à celle qu'on a dans gibi «comme» pour kip-i «son semblable».
Nous ne soulèverons pas la question des nombreux noms de vêtements de la famille ou des familles kep, kip, ar. cübbe, bulgare tchipag auxquels M. Venedikov fait allusion p. 153 et auxquels se rattachent les mots turc zıbın, russe zipun, fr. jupon; russe shuba, et d'innombrables autres. Il y aurait des volumes à écrire sur ces termes. Ce qui simplifie pour nous la question, c'est que le mot kübe (küpe) n'est pas, à l'origine, un nom de vêtement comme le pense M. Venedikov, mais le nom d'un «anneau».
Le rapprochement entre ΤΟΥΛΣΧΗ et le bulgare tulcha est intéressant.
Nous n'avons aucune solution satisfaisante à proposer pour lesépithètes que reçoivent dans notre texte les objets énumérés et qui sont ΧΩΜΣΧΗ, ΕΣΤΡΩΓΗΝ, ΑΛΧΑΣΗ. Il est cependant impossible de ne pas être frappé par la ressemblance des deuxième et troisième termes avec, à la fois, le nom latin (Strigonium) et le nom hongrois (Esztergom), de la ville «pannonienne» qui porte le nom allemand de Gran [1].
En résumé l'inscription de Preslav et son étude par M. Venedikov soulève timidement un coin du voile qui recouvre encore la connaissance du turc-bulgare (l'ancien tchouvache?). On remarquera que dès cette époque la langue en question était fort altérée. On se demande même par moment s'il ne s'agit pas de quelque langue inconnue panachée de termes techniques turcs.
Les références comportent de nombreuses fautes d'impression (parfois plusieurs dans la même référence, comme dans celles au Dictionnaire de Radloff).
J. DENY.
(1) Une autre coïncidence non moins curieuse: la célèbre famille russe Strogonov ou Stroganov descend d'un «murza tatar de la Horde d'or». M. Venedikov note avec raison que le groupe initial str n'est pas conforme au génie des langues turques.
P. S. — Les observations ajoutées ci-après, sur épreuves, militeraient éventuellement pour la «turcité» de l'inscription. Il faudrait dans cette hypothèse lire turtuna en deux mots:
1° tur qui serait la copule finale se rapportant aux chiffres qui précèdent et qui concernent le premier dignitaire: «... sont (est) au nombre de tant» (En turc la copule, en principe indifférente au nombre grammatical, se place à la fin de la proposition, mais demeure facultative, ce qui expliquerait qu'on a jugé inutile de la répéter à la fin de l'inscription, après l'énumération concernant le deuxième dignitaire).
2° Tuna, nom propre (cf. le nom turc du Danube?); pile serait en ce cas pour bile «avec, et».
S'il n'y avait pas impossibilité chronologique, on pourrait proposer pour ΧΛΩΥΒΡΗΝ 1 : «une couleuvrine» (colubrina, en turc kolumburna ou kulumburna).
Ajouter page 237, à la fin du premier alinéa: cf. ikbek «boucle d'oreille» (Gram. altaïe, en russe, Kazan 1869, p. 162).
[Back]